Le thème du « ras-le-bol » fiscal revient régulièrement dans le débat public français. Les formes prises par la contestation varient, de l'exaspération discrète aux mobilisations les plus bruyantes. Pourtant, les contribuables continuent massivement à remplir leurs obligations.
Contre toute attente, ce sont les ménages bénéficiaires des politiques sociales qui se montrent les plus critiques à l'égard des prélèvements. À l'inverse, l'adhésion au système fiscal est d'autant plus fièrement revendiquée par les membres des classes supérieures qu'ils peuvent en apprivoiser les règles. Tel est le paradoxe que cet ouvrage explore, en se fondant sur une enquête statistique inédite ainsi que sur des observations et des entretiens menés auprès de contribuables ordinaires venus au guichet pour contester, négocier ou payer leur dû. Il révèle les fractures de la société, au miroir des prélèvements.
Loin d'être le simple produit d'un individualisme débridé, la résistance à l'impôt reflète l'identification à des groupes - les classes moyennes, les indépendants, les ruraux - qui se perçoivent comme oubliés des institutions. À l'ombre des missions régaliennes et des prestations les plus visibles, il existe pourtant tout un pan de l'action de l'État dont les bénéficiaires n'ont pas conscience et qui pourrait disparaître faute d'être défendu.
De 1945 à 1975, le nombre d'étrangers résidant en France est passé de 1,7 à 3,4 millions. L'histoire traditionnelle s'est peu intéressée à cette période, considérant que durant les Trente Glorieuses, l'immigration n'était pas contrôlée. Au terme d'une enquête de plusieurs années, Alexis Spire nous livre une autre vision de cette période cruciale en restituant les pratiques de ceux qui, au nom de l'Etat, ont été chargés d'attribuer cartes de séjour, cartes de travail et naturalisations. Guichetiers, rédacteurs ou chefs de service en préfecture n'ont en fait jamais cessé de sélectionner les « bons » étrangers.
L'action de ces « soutiers » de la politique migratoire est analysée ici selon trois logiques. La logique de police suppose d'accorder un droit au séjour à tout étranger, à condition qu'il ne constitue pas une menace pour l'ordre social et politique. La logique de main-d'oeuvre consiste à fournir aux entreprises des travailleurs étrangers, tout en protégeant le marché national du travail. Enfin, la logique de population vise à sélectionner les étrangers les plus « assimilables », tout en s'assurant qu'ils sont en nombre suffisant pour assurer le renouvellement démographique.
Les trajectoires individuelles des agents en charge de l'immigration sont également révélatrices : Vichy, la Libération puis la décolonisation sont autant de moments qui ont marqué durablement leurs rapports aux étrangers.
Ne perdant jamais de vue les conditions concrètes d'attribution des cartes, Alexis Spire montre que ces trois décennies, apparemment sans histoire, sont en réalité décisives pour comprendre les relations entre l'Etat et les étrangers.
Les classes populaires européennes se caractérisent aussi par la présence en leur sein d'une forte immigration : la part des travailleurs non européens y est d'environ 7 % - jusqu'à 17 % parmi les agents d'entretien - contre 2 % parmi les classes supérieures et moyennes. Cette lecture de l'immigration par les positions sociales éclaire d'un jour différent les discours des gouvernants européens sur les dangers d'une xénophobie venant du « bas » de la société : à la différence des classes supérieures, si promptes à mettre en avant la mobilité transnationale et la tolérance aux autres, les classes populaires sont dans les faits nettement plus métissées et mélangées que tous les autres groupes sociaux. En période de crise, les phénomènes de concurrence sur le marché du travail sont bien plus forts parmi les ouvriers, employés et travailleurs agricoles que pour celles et ceux qui se placent plus haut dans la hiérarchie sociale.
Ces trente dernières années, les contours de l'Europe n'ont cessé de s'élargir, contribuant à y rendre plus visibles les inégalités. Experts et journalistes analysent ces évolutions à l'aide d'indicateurs de performance économique - productivité, taux de chômage - sans jamais s'interroger sur les conditions de travail ou les disparités selon les couches sociales. Dans un contexte où la crise économique et les réponses néolibérales incitent les peuples à se replier sur chaque espace national, il est temps de se demander ce qui rapproche et ce qui distingue les travailleurs européens. À partir de grandes enquêtes statistiques, cet ouvrage prend le parti d'une lecture en termes de classes sociales : contre la vision d'individus éclatés touchés par la crise, l'objectif est de rendre visibles les rapports de domination entre groupes sociaux. Une étape préalable nécessaire pour explorer les conditions de possibilité d'un mouvement social européen.
Individus, au point de modifier leurs pratiques et d'engendrer des stratégies de ruse, de négociation et de contournement.