Comment penser et écrire une histoire de l'expérience de vivre ? Telle est la question posée par Christian Jouhaud à partir de « l'espèce de journal » tenu pendant trente ans par Marie Du Bois, gentilhomme du Vendômois, valet de chambre des rois Louis XIII et Louis XIV. Cet écrit singulier surprend d'abord par la difficulté de lui trouver un statut : ce n'est ni un livre de raison, ni une autobiographie, ni un journal spirituel, ni une histoire, et pourtant il peut être abordé sous tous ces aspects.
Il ne s'agit pas non plus d'une histoire de vie, mais d'une histoire des expériences d'un homme « ordinaire » en ses territoires de vie. Le je de Du Bois, qui s'exprime continûment, ne sert en effet aucun épanchement autobiographique, mais, de page en page, il permet de comprendre l'itinéraire de l'intériorisation des normes et des contraintes par quelqu'un qui a confié à l'activité d'écrire régulièrement la représentation de sa vie comme action. L'exercice pourrait sembler futile, ou mineur, si l'événement politique ne venait pas brutalement fracasser la mécanique diariste, finissant par politiser l'écriture, par exemple dans l'expérience intime de signes de désordre, comme pendant la Fronde, qui menacent la lisibilité d'un monde dont l'ordre est la valeur cardinale.
Depuis la chambre du roi et la campagne du Vendômois sont ainsi revisités les rapports entre local et national au XVIIe siècle, l'histoire politique de l'État, l'histoire anthropologique de l'acte d'écrire et de transmettre par l'écriture, inscrivant, dans le siècle de Louis XIV, un siècle de Marie Du Bois.
L'historien qu'est Christian Jouhaud «bégaie Gradiva» - l'héroïne du roman éponyme de Wilhelm Jensen - sur le mode des variations et fugues. Elle est «fragment» du discours amoureux de Barthes, «charme» chez Pontalis, modèle de peintre et maîtresse d'Eugène Delacroix au Maroc chez Alain Robbe-Grillet dans C'est Gradiva qui vous appelle ; «escort girl de la théorie du rêve et Jeanne d'Arc de la jeune psychanalyse» chez un Freud qui réussit à transmettre le «trouble poétique de cette histoire un peu niaise», en estompant - c'est un comble - la part la plus érotique du récit. Or Gradiva - c'est une vraie trouvaille de ce livre - n'est pas, voire pas du tout, celle que l'on croyait, et cela change tout - «l'intrigue de Jensen a une voie d'eau».
Au bout d'une enquête qui ouvre sur le lecteur ordinaire de fiction qu'est Freud, l'auteur rendra malgré tout Gradiva, et nous avec elle, à l'énigme qu'elle est aussi : image intime et insaisissable - «la passante de toujours. Celle des ruines là-bas et celle de Paris, celle du trouble et de l'émotion incomprise, celle des Fleurs du mal».
Une femme a passé.
Pouvoir politique et littérature ont partie liée.
Tout aurait commencé, dit-on, au XVIIe siècle, avec les belles carrières dans l'ombre de la cour, le mécénat, le clientélisme, le service profitable. Mais ce qui se joue alors est d'une autre ampleur. Les hommes de lettres qui font profession d'écrire - les écrivains - bénéficient assurément d'une reconnaissance nouvelle, tandis que la production et la publication d'écrits les plus divers (dont la hiérarchie est d'ailleurs en plein bouleversement) donnent naissance à un domaine, à la fois symbolique et pédagogique, où s'édifiera plus tard le monument imaginaire appelé littérature.
Quelque chose de fondamental dans l'ordre de la domination politique s'accomplit aussi par cette association. La littérature devient une arme dont le pouvoir use pour imposer son ordre socio-politique dans les divers espaces de la production culturelle et pour assurer ainsi la " manutention des esprits ". Le paradoxe est que la littérature puisera son autonomie et ses propres pouvoirs dans cette soumission, acceptée parfois dans l'enthousiasme d'une adhésion.
Divertissement ou voie nouvelle pour penser le monde, la littérature pénètre profond dans le corps politique du royaume. En retour, les écrivains, qui n'avaient pas de statut identifiable dans la société de leur temps, profitent eux-mêmes, avec la création de l'Académie, du privilège de former un " corps " dans l'Etat. Cette politisation de la littérature conduira pour finir à la littérarisation du pouvoir, lorsqu'au XVIIIe siècle la littérature deviendra un refuge critique et un tribunal moral.
Un tel cheminement n'avait rien d'inéluctable. Christian Jouhaud le restitue, loin de tout déterminisme historique ou sociologique, en préservant ce que fut la part d'énigme pour des acteurs qui ignoraient l'avenir. En cela, cet ouvrage est aussi une leçon d'histoire.
On a beaucoup écrit sur la journée des Dupes, souvent la même chose : un jour Richelieu est congédié, le lendemain il triomphe, élimine ses ennemis et poursuit son éclatante carrière au coeur des rouages du pouvoir monarchique. Mais cet épisode ne se réduit pas à la narration qui prétend le restituer. Il s'insère dans une suite d'événements, qui le produit et lui donne sens.
Christian Jouhaud reconstitue cette crise politique dans sa longue durée. Il en retrouve les protagonistes célèbres ou moins connus, scrute les décors et les lieux, met au jour les enjeux visibles, les passions dissimulées, les non-dits et les arrière-pensées. Défi lent ainsi sous un éclairage parfois surprenant les figures attendues de Louis XIII, roi de cérémonie et de violence, de la reine mère, d'un Richelieu tacticien de sa propre histoire autant que de la puissance de l'État ; mais encore les vaincus de cette crise, un Marillac, un Bassompierre, qui en portent témoignage du fond de leur défaite.
L'histoire du pouvoir politique n'a de meilleure voie d'accès que de disséquer l'Événement, comme dans une autopsie, pour en explorer les ramifications et les replis. Mais cette histoire n'est intelligible que dans les traces écrites qui disent les actions du pouvoir et dans le travail d'écriture conçu par le pouvoir pour s'inscrire dans le temps.
«À feuilleter, survoler, dévorer, travailler tout ce qui peut être lu sur Richelieu (Dieu sait si l'on peut en lire), on ne voit plus que les livres, l'éclat de certains, la nullité de beaucoup, les recopiages, les polémiques. Et Richelieu devient peu à peu ce qui leur échappe. Richelieu - Armand Jean du Plessis - a-t-il existé ? Les récits ne l'ont-ils pas inventé (une main de fer dans un gant de velours) ? A-t-il été autre chose qu'une signature au bas d'une lettre ? Autre chose qu'un bon sujet pour les peintures de Philippe de Champaigne ?
Ce qui compte, c'est l'énorme abstraction nommée Richelieu, le pouvoir de Richelieu ou le pouvoir-Richelieu. Reste cependant la certitude des rapports entre ce pouvoir et cette petite tête qui regarde les spectateurs sur les tableaux de Champaigne.» Christian Jouhaud.
Dartigaud a-t-il existé ? Oui et non. Ce livre est le fruit de cette incertitude : biographie imaginaire d'un historien né en 1944, essai sur l'écriture de l'histoire, souvenir d'une puissance inexpliquée. La folie du personnage n'apparaît pas seulement dans le récit d'un épisode délirant. Engendrée par l'avidité d'un rapport déréglé au passé et produisant finalement une écriture de l'Histoire perverse, elle suinte à chaque page et jusque dans les moments où elle semble avoir été remplacée par la rationalité implacable d'une science historique sans ombres, sans recoins sombres ni portes dérobées.
Au XVIIIe siècle, les grands propriétaires de vignobles issus de la noblesse girondine se sont fait construire des « folies ». Dartigaud a regardé la petite ville de Verdelais comme sa « folie » personnelle mise au service d'une agressive et militante conception de l'Histoire : il a réussi mystérieusement à y créer un musée qui porte aujourd'hui son nom. Au service de quel pouvoir ?
Dans ce livre à surprises, on croise un meurtrier condamné à mort, un policier devenu tenancier de bistrot, quelques grandes figures des sciences sociales naissantes, un curé-poète du XVIIe siècle et aussi François Mauriac et Henri de Toulouse-Lautrec. Et même un psychanalyste sans nom et sans visage qui finit par découvrir que Dartigaud, chasseur des ombres nostalgiques, n'a pas d'ombre. Ce qui n'est pas très surprenant pour un homme qui voulait voir le passé et toute chose « comme s'il n'était pas là ».
Pendant les troubles de la Fronde, de 1648 à 1653, des milliers de mazarinades (pamphlets, chansons, placards, lettres vraies ou fausses...) ont été écrites et diffusées. Sur le papier, tous les coups semblent permis: il s'agit, en effet, d'une littérature de combat. C'est de ce point de vue, celui de l'action, que ces armes redoutables sont étudiées dans ce livre devenu un classique: l'objectif étant de repérer et d'analyser les fonctionnements de la polémique. Qui étaient les auteurs des mazarinades ? Quel rapport entre la plume d'un cardinal, celle d'un parlementaire, celle d'un prêtre gascon ou encore d'un autodidacte qui passait pour fou? Et qui étaient les lecteurs? Les réponses sont dans les textes, à condition de respecter leur cohérence et de comprendre leur rôle dans le secret d'un complot ou l'ostentation d'un spectacle.
Les monuments historiographiques peuvent-ils transmettre autre chose qu'un patrimoine à célébrer ? Le Grand-Siècle et ses solennelles majuscules sont un terrain idéal pour poser cette question.
Ce livre cherche des présences vivantes du passé en s'intéressant de préférence aux lézardes sur la façade du monument. Il le fait à partir du " journal " de Marie Du Bois, valet de chambre de Louis XIV, et de divers écrits d'historiens consacrés au XVIIe siècle. Il procède d'abord à une inversion de places : le témoin direct de son temps est traité en historien, alors que les écrits des historiens sont considérés comme des témoignages sur l'action de rendre le passé présent.
Dans les deux cas, l'entrelacement du passé et de l'écriture qui le restitue est saisi comme l'événement d'une rencontre. Une telle rencontre advient dans des " lieux " historiques qui constituent les différents chapitres du livre : la vision, la commémoration, l'enfance, l'envers et l'endroit, l'action d'entrer, de construire des espaces, de poser des frontières et de les subvertir.