Après la publication d'une biographie intellectuelle de Sieyès, sous le titre Sieyès et l'ordre de la langue (Kimé, 2002), le présent ouvrage sur Cognition et ordre social chez Sieyès. Penser les possibles s'intéresse à la conception sieyèsienne du travail de l'esprit social et politique. il situe d'abord l'invention du mot « sociologie » par Sieyès dans le contexte historique et intellectuel des années 1770-1780, caractérisé par l'ampleur de la conflictualité sociale et une nouvelle manière d'observer la société. Prenant en compte conjointement les écrits manuscrits et les publications imprimées de Sieyès, cet ouvrage précise ensuite ce que peut et doit être l'ordre politique selon Sieyès, avec en son centre la figure du législateur. Il en ressort une manière nouvelle de penser les possibles et leurs opérativité sociale au sein du tout politique.
La publication en cours des manuscrits inédits de Sieyès permet désormais d'appréhender l'oeuvre de ce penseur majeur de la Révolution française dans son cheminement spécifique.
Il apparaît ainsi que Sieyès accorde une place prépondérante à la question du langage dans sa conception du travail de l'esprit politique. Avant la révolution, Sieyès élabore, en tant que " spectateur philosophe ", une métaphysique inédite du moi et de son activité ; il en déduit un art social balisé en particulier par les néologismes de " sociologie " et de " socialisme ". En 1789, " écrivain patriote ", il concrétise sa " métaphysique politique " dans une " nouvelle langue politique ".
Législateur philosophe au sein des assemblées révolutionnaires, il propose la formation d'une " langue propre " à la hauteur de la Constitution propre au système représentatif. Pendant le Directoire, " philosophe analyste ", il s'efforce de valoriser, face à ses interlocuteurs allemands, le " véritable système de métaphysique " des Français. Cet ouvrage propose ainsi une biographie intellectuelle de Sieyès au cours des trente années (1773-1883) les plus actives de sa vie.
A ce titre, Sieyès est bien, comme l'a souligné le jeune Marx, l'inventeur de la (langue) politique moderne.
L'analyse du discours du côté de l'histoire a pris son essor avec l'ouvrage pionnier de Régine Robin, Histoire et linguistique (1973). Dans cette voie, cet ouvrage montre la fécondité des premières expérimentations. Mais le temps des difficultés, dans les années 1980, s'est avéré propice à la réflexion. La confrontation avec les historiens provoquait des blocages spécifiques sur la question du corpus, et elle suscite aujourd'hui une ouverture vers l'archive. L'ouvrage rend ainsi compte du cheminement de l'historien et du linguiste le long d'un trajet où se sont multipliées, au contact de la lecture d'archives, les réflexions et les expérimentations.Cet ouvrage a été rédigé par Jacques Guilhaumou, Denise Maldidier et Régine Robin.
Parler d'" invention " de la société peut surprendre, du moins d'un point de vue de sens commun.
Pourtant la société est bien une création socio-historique, esquissée au XVIIe siècle et couronnée au XVIIIe siècle. Elle fait partie de ces entités qui adviennent à l'existence à travers les concepts utilisés pour les désigner. Le terme désigne un regroupement déterminé par la volonté humaine, qui ne peut se transformer en corps politique que par un contrat social dans lequel les sociétaires s'engagent de leur plein gré.
La matrice intellectuelle de cette invention est une métaphysique nominaliste qui s'impose, à la fin du XVIIIe siècle, dans les discours et les pratiques politiques. Déniant toute réalité aux " abstraits réalisés ", cette métaphysique accorde une primauté systématique aux individus. Aussi la société inventée est-elle " une société des individus": ceux-ci deviennent les termes premiers d'une association qui leur garantit l'indépendance tout en étendant leur liberté dans une certaine forme de dépendance réciproque.
Un autre volet de cette invention est l'idée d'une science du social. Mais la science projetée ne se restreint pas à une investigation d'ordre intellectuel. Elle doit contribuer à instaurer et à réglementer les institutions citoyennes. Elle doit être une science appliquée, à vocation correctrice " et régénératrice. L'idée d'une telle science est étroitement liée à l'émergence de l'idéologie: c'est à elle qu'il appartient dorénavant de fonder en raison les institutions et les significations du monde social.