Depuis le début du siècle, et plus radicalement depuis les années cinquante, les avant-gardes artistiques réitèrent sous différents angles l'opération qui consiste à transgresser une frontière et, en la transgressant, à la donner à voir frontières de l'art lui-même tel que le définit le sens commun (beauté, expressivité, signification, pérennité, exposabilité, et jusqu'aux matériaux traditionnels que sont la peinture sur toile et la sculpture sur socle), frontières matérielles du musée, frontières mentales de l'authenticité, frontières éthiques de la morale et du droit. Ainsi s'est constitué un nouveau « genre » de l'art, occupant une position homologue de celle de la « peinture d'histoire » à l'âge classique.
À cette déconstruction des principes canoniques définissant traditionnellement l'oeuvre d'art, les différentes catégories de publics tendent bien sûr à réagir négativement, en réaffirmant - parfois violemment - les valeurs ainsi transgressées. Mais peu à peu, les médiateurs spécialisés (critiques d'art, galeristes, collectionneurs, responsables institutionnels) intègrent ces transgressions en élargissant les frontières de l'art, provoquant ainsi de nouvelles réactions - et de nouvelles transgressions toujours plus radicales, obligeant les institutions à toujours plus de permissivité, et instaurant une coupure toujours plus prononcée entre initiés et profanes.
C'est là le jeu à trois partenaires, ce « triple jeu » qui donne sens aux étranges avatars des avant-gardes actuelles. Pour le comprendre, il faut donc s'intéresser non seulement aux propositions des artistes (peintures et sculptures, installations et assemblages, performances et happenings, interventions in situ et vidéos), mais aussi aux réactions auxquelles elles donnent lieu (gestes, paroles, écrits) et aux instruments de leur intégration à la catégorie des oeuvres d'art (murs des musées et des galeries, argent et nom des institutions, pages des revues, paroles et écrits des spécialistes). Aussi faut-il associer ces trois approches trop compartimentées que sont la sociologie des oeuvres, la sociologie de la réception et la sociologie de la médiation. C'est ce que propose ce livre, empruntant aux tendances les plus récentes des sciences sociales, à partir d'une analyse esthétique des oeuvres d'art contemporain, ainsi que d'enquêtes auprès des publics, d'observations de terrain, de statistiques et d'analyses de textes. Dans l'atmosphère de lutte de clans qui entoure aujourd'hui l'art contemporain, partisans et opposants se demanderont sans doute de quel bord est issue cette réflexion. Elle a toutes chances de conforter et d'agacer les uns comme les autres : elle agacera ses adversaires en confortant ses défenseurs, parce qu'elle montre que les pratiques artistiques les plus déroutantes obéissent à une logique, ne sont pas « n'importe quoi » ; et elle confortera ses adversaires en agaçant ses défenseurs, parce que la logique qu'on y découvre n'est pas forcément du même ordre que celle qu'y voient spécialistes ou amateurs. Mais il ne s'agit plus ici de prendre parti dans les querelles virulentes à propos de l'art contemporain : il s'agit de prendre pour objet (entre autres) ces querelles, en mettant en évidence ce qui les sous-tend - pour le plaisir de comprendre non seulement le jeu de l'art contemporain, mais aussi les valeurs dont il joue, et qui concernent tout un chacun.
L'art est un objet critique de la sociologie : parce qu'il est investi des valeurs mêmes - singularité et universalité contre lesquelles s'est construite la tradition sociologique, il incite, plus que tout autre domaine, à opérer des déplacements qui affectent non seulement la sociologie de l'art, mais l'exercice de la sociologie en général.
Il est donc temps d'observer non plus ce que la sociologie fait à l'art, mais ce que l'art peut faire à la sociologie dès lors qu'on prend au sérieux la façon dont il est perçu par les acteurs, ainsi se redistribuent les approches méthodologiques et théoriques, permettant de revenir sur des habitudes mentales ancrées dans une tradition sociologique qui n'est encore le plus souvent qu'une idéologie du social - une socio-idéologie.
Comment le Van Gogh mort en 1890 est-il devenu le Van Gogh célébré en 1990 ? Comment un individu nommé Vincent Van Gogh a-t-il été peu à peu constitué en héros - singularisé par la comparaison, grandi par l'admiration et, enfin, sanctifié par la célébration ? Comment les moments de sa biographie sont-ils devenus motifs légendaires - anecdotes tout d'abord, puis vérités historiques et, finalement, lieux communs ?
Où l'on découvrira comment ses oeuvres, immédiatement après sa mort, ont été quasi unanimement, reconnues par la critique ; et comment malgré cela sa vie, une génération plus tard, a été transformée en légende hagiographique, bâtie sur le motif de l'incompréhension : motif dont il faudra comprendre la fonction dans cette mythologie du sacrifice et de la faute qui, incarnée en ce nouveau paradigme de l'artiste, organise aujourd'hui les formes les plus religieuses d'investissement sur l'art. Mais il faudra comprendre également pourquoi ce phénomène n'est pas simplement réductible à une « sacralisation » de l'artiste - pas plus d'ailleurs que l'inflation monétaire des oeuvres ne l'est à une « irrationalité » économique ; et pourquoi les manifestations les plus populaires de l'admiration pour les grands singuliers suscitent la réprobation savante dans un monde lettré qui, à l'opposé, tend à s'en démarquer. Ce sera l'occasion, enfin, de s'interroger sur la nature de l'admiration, et sur les fonctions assignées à la singularité : autant de questions soulevées, au-delà du cas Van Gogh, par ce style fondamental de notre société moderne, mais aussi peu analysé qu'il nous est, cependant, familier.
En 1648 fut fondée à Paris l'Académie royale de peinture et de sculpture : innovation radicale dans le monde des « imagiers », puisque c'était revendiquer l'accès à un statut traditionnellement réservé aux « arts libéraux » dont peinture et sculpture n'avaient jamais fait partie. Car il fut un temps, pas si lointain, où les notions d'art et d'artiste n'avaient pas cours au sens où nous les entendons ; où peintres et sculpteurs étaient des artisans, semblables à tous les travailleurs manuels qui produisaient et vendaient eux-mêmes leurs ouvrages, cordonniers ou boulangers, chapeliers ou vitriers ; et où former une académie représentait un privilège qui, parce qu'il outrepassait la coutume et le droit, dût être conquis de haute lutte.
Pour comprendre le passage de l'artisanat aux beaux-arts et du peintre à l'artiste, il faut chercher les raisons de cette « académisation » des arts du dessin à l'âge classique : pourquoi ne sont-ils pas demeurés des métiers artisanaux exercés dans un quasi-anonymat, et pourquoi cela advint-il aux arts de l'image plutôt qu'à n'importe quelle autre activité manuelle ? Et il faut en dégager les effets sur leur pratique et sur leur perception : comment se transforma la hiérarchie des peintres, et leur rapport au talent, à l'argent, aux clients, à leur nom même et à leur propre image' ? Comment évolua le regard sur la peinture, et comment s'imposèrent peu à peu les termes de « beaux-arts » et d'« artiste », jusqu'alors inconnus ? Ce sont les questions auxquelles répond cet ouvrage, en retraçant la formulation en France de l'identité d'artiste. du milieu du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, en cette période où triompha, de sa mise en place aux prémices de sa mise en pièces, le régime académique.