Petit village au coeur d'une vallée fertile près de Bethléem, Artâs est l'observatoire par excellence des premiers temps de la présence européenne et américaine en Palestine ottomane et de la mémoire qui en perdure jusqu'à aujourd'hui. Ayant attiré l'attention des pèlerins, des explorateurs et des chercheurs bibliques dès le XVIe siècle en raison de son lien supposé avec l'héritage du roi Salomon, Artâs devient au milieu du XIXe siècle le lieu d'implantation privilégié de colons se réclamant de la mouvance millénariste protestante. Le réseau millénariste multinational à Artâs ne constitue pas un bloc monolithique, mais ses différents courants se rejoignent sur l'idée que les juifs doivent s'installer en Terre sainte pour préparer le « second avènement » du Christ.
Au début du XXe siècle, la présence de ces colons a favorisé celle de chercheurs dont l'activité a eu par la suite une forte résonance, notamment parmi les habitants du village. L'appropriation dont fait l'objet le travail de ces chercheurs, et particulièrement celui de l'anthropologue finlandaise Hilma Granqvist, prend tout son sens dans le contexte de l'occupation israélienne.
Loin des lectures binaires des relations entre « Orient » et « Occident », cet ouvrage analyse les rapports de force à l'oeuvre à la fin de l'époque ottomane et pendant le mandat britannique à partir d'un corpus inédit et varié d'archives. Son croisement avec l'histoire orale dévoile la manière dont cette période est rappelée, interprétée ou vouée à l'oubli par les villageois et les Européens ayant vécu à Artâs. Ces récits mettent en lumière la signification attribuée à l'histoire, à la fois dans la mémoire populaire et dans l'historiographie de la Palestine. Entre métahistoire et microstoria, le cas d'Artâs ouvre une nouvelle perspective sur une période charnière de l'histoire du Proche-Orient.
En 2002 se sont déroulées dans l'État du Gujarat les plus graves attaques contre des musulmans qu'a connues la République indienne depuis 1947. 2 000 d'entre eux ont péri au cours des violences qui ont duré près de six mois tandis que 150 000 autres ont été contraints de fuir définitivement leur logement, attaqués par des nationalistes hindous agissant avec la complicité des autorités locales.
Charlotte Thomas propose la première exploration du ghetto musulman de Juhapura, qui s'est formé à la suite de ces pogroms. Elle analyse les stratégies de domination mises en oeuvre par les pouvoirs publics à l'encontre de cette minorité. Elle révèle la discrimination, la ségrégation économique et spatiale, le manque d'accès aux services publics de base que subissent les musulmans de Juhapura. Mais l'auteur dévoile aussi les tactiques de résistance qui répondent à ces stratégies de domination, ainsi que le développement socio-économique à l'oeuvre au sein du ghetto grâce aux initiatives de self-help élaborées par les résidents.
Explorer le ghetto de Juhapura et la vie quotidienne de ses habitants, c'est découvrir « de l'intérieur » et en actes le projet politique nationaliste hindou porté par l'actuel Premier ministre, Narendra Modi, dont la responsabilité dans les pogroms de 2002 est directement mise en cause
"Tour à tour officier de bureau arabe dans le Sud-Ouest oranais de 1875 à 1882, conseiller général en Maine-et-Loire de 1884 à 1914, colonel d'un régiment de la territoriale sur le front en 1914, conseiller historique du gouvernement chérifien après-guerre au Maroc, Henry de Castries (1850-1927) échappe à toute catégorisation simpliste. Aristocrate, il le fut par son maintien en société, mais il devint arabophile au Maghreb, recueillit la parole des gens sous la tente bédouine en ethnographe accompli et suivit au plus près la pratique du culte des saints dans le Sud marocain. Monarchiste, il fut un ardent partisan de l'expansion coloniale de la France, précipitant le ralliement des siens à la République. Catholique intransigeant en surface, il devint en son for intérieur un croyant abrahamique pratiquant un monothéisme traversant les confessions, sous l'influence de l'islam. Conseiller général, il se détacha du camp de l'ordre établi et fut l'avocat discret, mais tenace, des sans voix, des exclus.
Grâce au fonds Dampierre, aux Archives nationales, on peut examiner Castries sous toutes ses facettes et arracher l'homme aux stéréotypes. Malgré ces marqueurs puissants que sont l'appartenance à la plus haute aristocratie, au catholicisme de combat et à l'habitus colonial, il se distingua par une manière de servir en tant qu'officier et conseiller général et par sa manière d'écouter les gens les plus démunis et de les aider, comme par son attention extrême à ses informateurs « indigènes » qui sont toujours, dans sa quête du savoir, des collaborateurs de plain-pied. Aussi c'est sous un double angle de vue que cette biographie a été composée : un pied dans l'histoire socio-politique de la IIIe République et, au prix d'un pas de côté, l'autre pied dans l'histoire des gens ordinaires."
À l'encontre de l'opposition stéréotypée entre soufisme et salafisme, les contributions rassemblées dans cet ouvrage montrent la convergence entre certains ordres soufis et les mouvements salafistes dans leur enrôlement des subalternes, femmes, jeunes, et « castés » au Sahel musulman. Une telle évolution ne peut se comprendre que dans la longue durée et en connectant les espaces.
L'espace sahélien est marqué depuis le XIe siècle par une forte prépondérance de l'islam reposant sur un triptyque partagé avec l'ensemble du Maghreb voisin : malikisme, acharisme et soufisme confrérique. Ces confréries se sont propagées lors des révolutions musulmanes du XVIIIe siècle, et furent suivies par les Jihads expansionnistes du XIXe siècle. La « révolution voilée » des ordres soufis mauritanosénégambiens au tournant du XXe siècle reprit le message émancipateur initial, quoique beaucoup moins à l'égard des femmes.
Aussi les auteurs s'attachent-ils à étudier une génération ultérieure d'ordres soufis (1930-2021), celle de branches de la Tijaniyya qui, en opposition complémentaire avec les réformistes, poursuivit la lutte pour la reconnaissance islamique des subalternes par l'accès au savoir, à l'espace public religieux et aux positions d'autorité.
Cet ouvrage rassemble les travaux de spécialistes internationaux des études islamiques et des sciences sociales. Il est structuré autour de quatre thématiques : orthodoxie et orthopraxie ; islam et hiérarchies statutaires ; représentations raciales et pratiques ; genre et subalternité.
En 2000, la production marocaine de livres atteint en un an l'équivalent de ce qui a été publié auparavant en près d'un siècle. Ce dynamisme atteste d'un secteur en mutation, reflet d'une libéralisation politique commencée au milieu des années 1990, qui est allée de pair avec une transformation sociale et culturelle. À partir d'une enquête ethnographique sur les pratiques du livre, de la lecture et de l'écriture, Anouk Cohen analyse cette effervescence toujours en cours. Elle décrit divers aspects de l'édition : de la lecture et du lecteur au processus de fabrication du livre, en passant par les enjeux de publication, les lieux et les réseaux, dans le but de cerner les logiques à l'oeuvre dans les modes de transformation complexes au terme desquels un livre advient effectivement.
Le monde du livre marocain est jeune, urbain et partagé entre les secteurs arabophone et francophone, qui présentent chacun leur propre fonctionnement, leurs propres acteurs et leurs propres objets, soumis à des pratiques et à des valeurs spécifiques. Anouk Cohen met en évidence les enjeux stratégiques, y compris politiques, de l'utilisation de l'une ou l'autre langue compte tenu du rapport à la norme que chacune implique. Elle montre cependant que des rapprochements s'opèrent ces dernières années dans le cadre d'un processus d'individualisation des pratiques de lecture et d'écriture avec l'émergence d'une littérature plus personnelle et proprement marocaine. Cet ouvrage analyse ainsi ce que signifie « lire », « éditer » et « écrire » dans le Maroc actuel.
Depuis le déclenchement du processus révolutionnaire en Syrie, en mars 2011, de nombreuses analyses ont été publiées sur le mouvement protestataire, l'État islamique ou encore le régime de Bachar al-Assad. En revanche, la décennie précédant le soulèvement a été peu traitée. Or, on ne saurait comprendre la crise actuelle sans connaître les transformations sociales et politiques subies par le pays durant cette période.
Cet ouvrage est fondé sur un travail de terrain mené entre 2007 et 2010 dans des conditions d'enquête difficiles en raison de la surveillance, du contrôle social et de la censure imposés alors par le système autoritaire ba'thiste. En étudiant l'inscription des associations de bienfaisance dans le paysage sociopolitique syrien des années 2000, il interroge la redéfinition du rôle de l'État et l'ingénierie politique du régime sous Bachar al-Assad. Ce faisant il ne révèle pas seulement les pratiques de la bienfaisance et du monde associatif, il met aussi en lumière les relations État/société dans les contextes autoritaires, la conception de l'action publique dans les pays du Proche-Orient, ainsi que le binôme société civile/autoritarisme souvent dépeint à tort comme antagonique. Rompant avec les approches purement événementielles et spontanéistes, ce livre a pour ambition d'apporter un éclairage original sur la Syrie d'avant-guerre.
Le droit colonial est, par dfinition, un droit de la domination. C'est ce que ne manquent pas de souligner les tudes postcoloniales qui ont fortement contribu au regain d'intrt contemporain son gard. Pourtant les caractristiques du droit colonial, - sa complexit, sa variabilit dans l'espace colonial, sa mutabilit dans le temps, - indiquent que cette domination n'a rien eu de tranquille. Les contributions runies dans cet ouvrage, qui traitent principalement de la colonisation franaise en Afrique du Nord et plus particulirement de l'Algrie, tentent de restituer les manifestations de cette intranquillit et d'en dmler les causes. Parce qu'ils reposent sur un projet colonial qui ne dnoue jamais ses paradoxes, entre rpublicanisme, libralisme et imprialisme, le droit et la doctrine juridique s'engagent dans les chemins sinueux de la grammaire de la diffrence . Les dbats portent d'abord sur les critres de l'altrit du colonis par rapport au colonisateur (la race, l'ethnie, la religion, le degr de civilisation). Ils se poursuivent autour de la question des consquences juridiques qu'il convient de tirer de cette altrit, en termes de statuts : l'indignat, le statut personnel, avec la grande question de la construction coloniale d'un droit musulman, les droits coutumiers. Ils se nourrissent enfin d'une interrogation sur la prennit d'un droit dualis en situation coloniale, quand sont voques les perspectives de l'assimilation ainsi que son agenda. Si le droit colonial nous vient en hritage, par une sorte de retour de l'histoire, le legs est peut-tre plus complexe qu'il n'y parat au premier abord. Il contribue certes la lecture des dominations contemporaines, mais il fait aussi l'objet d'une succession partage avec les tats issus de la dcolonisation, et a quelques effets de rsonance dans l'actualit du pluralisme juridique. Jean-Philippe Bras est professeur de droit public l'universit de Rouen. Il a notamment dirig l'Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain Tunis, et l'Institut d'tudes de l'Islam et des Socits du Monde Musulman l'EHESS. Ses travaux portent principalement sur les volutions des systmes juridiques et politiques du monde musulman contemporain.
Parce que l'on ne s'y est risqué que difficilement, parce que ceux qui en sortaient furent souvent assez dépenaillés et parfois même violents, les déserts arabes sont peuplés de fantasmes. Pourtant l'histoire atteste que les gens qui s'y trouvaient s'y sont avancés en cherchant à exploiter au mieux un espace rébarbatif, par le mouvement qui permet de répondre à la précarité et à l'aléa. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ne l'ont volé à personne ! Ces nomades, poètes réputés parce que la poésie est une chose légère à transporter, sont néanmoins l'objet des fables les plus extravagantes.
Fruit d'enquêtes conduites en Arabie saoudite au tournant des années 1980 et de travaux sur ce thème dans le cadre de l'EHESS, ce recueil entend proposer une image d'ensemble sur un groupe social qui occupe une place à part mais pourtant fondatrice dans le monde arabe. Les Bédouins, ces éleveurs nomades qui, dans la péninsule Arabique et au-delà, habitent la célèbre tente noire, véhiculent des valeurs centrales dans l'Islam (solidarité de groupe, sens de l'honneur, hospitalité) et, en même temps, pugnacité guerrière, religiosité suspecte et refus de tous les pouvoirs établis, ce qui leur a été souvent reproché.
Mettant au jour des aspects contrastés et pourtant bien réels d'une société soucieuse surtout de se maintenir dans des environnements, tant naturels que politiques, extrêmement hostiles, ce livre montre aussi comment les Bédouins ont su s'adapter aux conditions d'une modernisation technologique et économique. Il entend restaurer l'image d'un monde aux dimensions humaines, inscrit dans l'histoire et confronté à des forces qui ont réussi à le réduire, sans jamais le soumettre.
Alors que les combats de la Seconde Guerre mondiale achevaient de dissoudre le mythe de la supériorité de l'homme blanc, le Soudan était disputé par ses deux maîtres officiels, la Grande-Bretagne et l'Égypte. Le territoire s'acheminait-il vers l'indépendance ou une union politique avec son voisin méditerranéen ? La rivalité anglo-égyptienne, couplée à un impérialisme britannique soucieux de « préparer » les sociétés africaines à la souveraineté nationale, déboucha sur l'unification hâtive du Nord et du Sud-Soudan en 1947. Parvenues à des positions de pouvoir une décennie avant l'indépendance (1956), les élites du Nord s'attachèrent à faire du Soudan, pays à forte pluralité ethnolinguistique et religieuse, un État-nation arabe et musulman.
Dans ce contexte, un nouvel enseignement d'histoire fut élaboré pour les écoles élémentaires soudanaises. Quels en étaient les acteurs, les récits, les pratiques ? Cet ouvrage décortique les représentations, les apprentissages et les rapports sociaux sous-tendant la production et l'usage de manuels en langue arabe dans le Soudan colonial tardif. L'auteure propose également un éclairage comparatif sur l'histoire enseignée dans d'autres territoires de l'empire britannique en voie d'émiettement.
Ce livre offre de nouvelles clés de compréhension d'une séquence charnière dans l'histoire du monde contemporain. Au regard de l'actualité plus récente, il montre quel rôle l'histoire scolaire a pu jouer dans l'éclatement du cadre national soudanais après 1956, aboutissant à la scission du Soudan en deux États en 2011.
Iris Seri-Hersch est maître de conférences au Département d'études moyen-orientales (DEMO) d'Aix-Marseille Université et rattachée à l'Institut de recherches et d'études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM). Ses travaux portent sur l'histoire contemporaine du Soudan et de l'espace israélo-palestinien.
Qu'est-ce qu'un document d'archives dans le Moyen-Orient contemporain ? Comment le façonner et comment le rendre efficace ? Quels en sont les enjeux de mémoire, de pouvoir, mais aussi de vérité, qui en modèlent les contours ?
Des archives orales de la nakba, la « catastrophe » palestinienne, accumulées pour pallier l'absence d'archives « classiques » ; des photographes libanais lancés dans un projet d'archivage de la photographie ; des bureaucrates ottomans essayant d'archiver l'eau ; mais aussi des caisses d'archives de l'État libanais qui disparaissent puis réapparaissent ; un flamboyant bâtiment d'Archives nationales sans archives, ou presque, dans le Golfe ; la fabrication d'archives de la guerre civile libanaise fictives, mais qui auraient pu exister...
Par une exploration éclectique de lieux dans lesquels sont constitués, conservés ou mobilisés des documents historiques, ce livre examine différentes manières de faire de l'archive aujourd'hui. Il étudie les espaces savants dans lesquels le document historique devient un objet d'intérêt, pour la possession et la conservation duquel sont mobilisés des hommes, des machines, des institutions, des techniques et des savoir-faire. En déplaçant l'examen de l'archive vers celui de ses pratiques et de ses expérimentations, il interroge les formats matériels du passé à partir desquels se dit et se transmet aujourd'hui l'histoire dans les pays du Moyen-Orient.
Léon l'Africain ou, si l'on préfère, Hasan al-Wazzân est resté célèbre comme l'auteur d'un texte sur le monde de l'Islam qui, dès sa publication à Venise en 1550, est devenu l'une des sources majeures de l'histoire sociale du Maghreb et de l'Afrique sahélienne pour la période des "siècles obscurs". Avec sa Description de l'Afrique, il fournissait en effet au monde chrétien, qui ne s'y risquait guère, un document de premier ordre qui allait être méthodiquement scruté par des historiens de tous bords et, parmi eux, l'un des plus grands orientalistes français, Louis Massignon.
La connaissance de Léon l'Africain a été considérablement renouvelée après qu'une biographie romancée d'Amin Maalouf a connu un succès de librairie. On s'est préoccupé alors de revenir à un auteur resté longtemps effacé derrière son oeuvre. Ce jeune musulman andalou, voyageur aventureux et chargé sans doute de quelque mission diplomatique, capturé par des corsaires chrétiens, fut donné au pape qui eut le souci d'écouter son témoignage, avant de le convertir et de l'adopter (d'où son nom). Quand l'écho du livre atteignit l'Europe cultivée, son auteur avait quitté Rome depuis longtemps, peut-être pour disparaître en terre d'Islam. Voilà bien un personnage de roman ! Il s'en est suivi des débats sur une figure qui peut représenter le modèle du passeur de frontières, personnalité métisse telle que l'on aime aujourd'hui en imaginer. Pourtant, avec les réveils identitaires qui marquent l'époque contemporaine, ce personnage hybride a pu être aussi considéré par les siens comme un transfuge ou un renégat.
Des historiens de la littérature, du voyage, de l'économie sociale du Maghreb et de l'Afrique au sortir du Moyen Age confrontent ici leurs méthodes dans l'approche de ce texte ancien. L'oeuvre et le personnage de Léon sont l'occasion de conduire une épistémologie historique des relations entre cultures différentes mais communicantes : anciennes et modernes, d'Orient et d'Occident.
Le sous-continent indien réunit la plus importante communauté musulmane du monde. Majoritaires au Pakistan et au Bangladesh, les musulmans forment également la deuxième communauté religieuse de l'Inde. Entre le milieu du XIXe et la fin du XXe siècle, ils ont été soumis aux profonds bouleversements que la région a connus : la colonisation britannique, le développement des nationalismes et, enfin, l'indépendance avec la partition de l'empire des Indes. Cet ouvrage analyse comment les Khojah, un groupe de musulmans chiites ismaéliens, ont fait face à ces défis majeurs. Majoritairement établis dans le Sindh, aujourd'hui situé au Pakistan, les Khojah étaient répartis en un ensemble disparate de castes, jusqu'à l'arrivée en 1843 d'un chef religieux, l'imâm des chiites ismaéliens, connu sous le nom d'âghâ khân. La majorité des Khojah accepta l'autorité de l'âghâ khân. Après avoir subi des défections en leur sein, surtout des conversions au chiisme duodécimain, ils formèrent une communauté à peu près homogène. Dominés par des groupes de marchands, les Khojah surent largement profiter de l'essor économique impulsé à Karachi par les Britanniques. Sur le plan religieux, leur identité était ouverte aux autres traditions religieuses, jusqu'à en intégrer certains éléments. En 1947, la création du Pakistan, un État créé pour les musulmans des Indes, remit en cause cet équilibre. D'autant que dix ans plus tard disparaissait le troisième âghâ khân, Sultân Muhammad Shâh (1877-1957), qui avait été imâm pendant plus de soixante-dix ans. Face à l'islamisation progressive des lois au Pakistan, les Khojah durent réadapter leur tradition religieuse pour être plus en phase avec la nouvelle norme islamique. Simultanément, le nouvel âghâ khân, Shâh Karîm, mit en oeuvre un processus de globalisation pour intégrer toutes les composantes de ses fidèles, y compris ceux des pays arabes ou d'Asie centrale. Et malgré la radicalisation islamique que connaît aujourd'hui le Pakistan, les Khojah demeurent une communauté puissante et respectée, mais en même temps fragile. Ce livre montre comment l'islam peut s'adapter aux cultures locales et, inversement, comment un groupe particulier peut assimiler les nouvelles interprétations de l'islam. Michel Boivin est historien et ethnologue, directeur de recherche au CNRS, affilié au Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud à l'EHESS. Il enseigne à Sciences Po Lyon ainsi qu'à l'Université catholique de Lyon. Ses travaux portent sur les musulmans du sous-continent indien, du XIXe siècle jusqu'à nos jours. Après avoir consacré plusieurs années de recherche aux ismaéliens, il étudie à présent la culture soufie dans le même contexte historique et géographique.
Ce livre couvre une aire culturelle « turcopersane » allant de l'actuelle Turquie à l'Asie centrale, en passant par l'Iran, et réunit ainsi des mondes musulmans chiites comme sunnites, culturellement et politiquement pluriels (empire ou nation). La période considérée commence avec l'apparition du cinéma dans la région et s'achève à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comment le cinéma s'est-il diffusé géographiquement à partir de son épicentre français et comment fut-il objet d'appropriation, tant par les gouvernements que par les spectateurs, les exploitants et les cinéastes des pays considérés ?
À la lumière de ces questions, quatre thématiques se dessinent. La première concerne le rapport du religieux à l'image en Iran, à travers la miniature, la photographie et le film ; il s'agit alors de comprendre le dogme mais aussi les façons dont il a pu être détourné par de judicieux raisonnements théologiques et philosophiques, ou par une pratique populaire trop pressante pour être contenue. Le second thème s'intéresse à la propagande cinématographique et à la soumission du cinéma à l'État, avant la Première Guerre mondiale dans l'Empire ottoman, mais surtout dans les premières années du pouvoir kémaliste en Turquie. De l'autre côté de la chaîne de production cinématographique, et c'est la troisième thématique, l'ouvrage s'interroge sur les conditions de visionnage, les transferts culturels, les réappropriations et les réutilisations, voire les détournements que subissent les copies cinématographiques, en prenant de nouveau l'Iran comme cas d'étude. Enfin, dans le droit fil de l'analyse des pratiques culturelles se trouve une dernière thématique relative aux questions de négociations et de transactions qui s'établissent plus ou moins difficilement au sein d'un système de domination soviétique aux contraintes idéologiques fortes.
Ces écrans d'Orient, riches et complexes, offrent une lecture passionnante de ce qui se joue dans les zones frontières, les périphéries géographiques ou sociales des anciens empires, où se superposent souverainetés politiques, influences culturelles et diverses logiques de domination, de négociation, d'innovation et de résistance.
Malgré sa grande importance symbolique, encore perceptible de nos jours, l'histoire de la mission chrétienne vers l'islam fut d'abord celle d'un échec retentissant.
Face au constat de l'inconvertibilité du monde musulman, les missionnaires se concentrèrent sur les populations chrétiennes présentes en terre d'Islam, parmi lesquelles ils s'efforcèrent de restaurer le " vrai christianisme ", " corrompu " par leur environnement et l'éloignement de l'Église. À côté de cette action en direction des chrétiens, un autre mouvement d'ampleur, auquel est consacré cet ouvrage, se dessina : la mission chrétienne se réfugia dans les périphéries réelles ou imaginaires de ces territoires musulmans qui se refusaient à elle.
Des peuples et des espaces, figurant les marges spirituelles de l'islam (druzes, nusayrîs, yazidîs, Ahl-e Haqq, Javanais abangan) ou géopolitiques (Inde du Grand Mogol Akbar, Kabyles et autres montagnards du Kurdistan ou du Liban), nourrirent des espoirs de conversions. Réputées mal islamisées, ces populations furent l'objet de projets particuliers, fondés sur leur aptitude au syncrétisme, voire leur caractère crypto-chrétien.
Au sein d'une littérature missionnaire sur l'islam oscillant entre ignorance volontaire et déclarations méprisantes ou fanfaronnes, l'identification de communautés musulmanes hétérodoxes suscita des écrits d'un nouveau genre. Ces sources, ainsi que les projets parfois mis en oeuvre, permettent de jeter un regard nouveau sur la mission chrétienne en terre d'Islam. A des époques et au sein d'aires culturelles variées, loin des discours stéréotypés, ils témoignent de compromis religieux et culturels concrets, mais aussi, à travers leur dimension utopique, du désarroi des missionnaires et des prosélytes chrétiens confrontés au monde musulman.