Nouvelle traduction de Christine Jeanney, version non censurée Pendant des semaines, il ne montait pas, et il oubliait l'horrible chose peinte en se tournant, le coeur le ger et rempli de joies insouciantes, vers les plaisirs de la simple existence. Puis soudain, une nuit, il se glissait hors de chez lui pour se rendre dans un endroit sordide pre s de Blue Gate Fields, ou il pouvait rester des jours et des jours, jusqu'a ce que les gens l'en chassent, emplis d'horreur, exigeant de lui de monstrueux pots-de-vin en compensation de leur silence. A son retour, il s'asseyait face au portrait, parfois le hai ssant tout en se hai ssant lui-me me, ou d'autres fois avec la fierte re volte e qui participe a la fascination pour le pe che , souriant secre tement de plaisir devant l'ombre difforme condamne e a porter le fardeau qui aurait du e tre sien.
« C'est la fin de six années de tâtonnements », écrit Virginia Woolf dans son Journal en juin 1938, « d'efforts, de beaucoup d'angoisses, de quelques extases. » Trois ans avant son suicide, dix ans après l'écriture d'Une pièce à soi, paraît Trois guinées, qui prolonge la réflexion entamée précédemment sur la place accordée aux femmes dans la société et dans la sphère intellectuelle, l'équilibre entre les sexes, la domination masculine.
Construit à l'origine comme un roman-essai incluant le texte de fiction qui deviendra plus tard Les années, Trois guinées est une démonstration brillante qui, sous prétexte de répondre à une question liminaire, « que faire pour prévenir la guerre ? », nous éclaire sur notre propre condition. Nous sommes alors dans le tumulte d'une nouvelle guerre à venir, dans l'antichambre de nouveaux cataclysmes, et Virginia Woolf choisit de mettre en scène sa propre réflexion comme une réponse à une lettre qui lui est soumise. C'est un texte à la portée universelle qui nous est adressé, publié bien en amont de nos parcours actuels mais dont les enjeux demeurent au centre de ce que l'on appelle aujourd'hui les études de genre. Virginia Woolf, qui invoque dans sa réflexion des figures littéraires importantes comme Emily Brontë, H.G. Wells ou Sophocle, nous renvoie à un monde encore aujourd'hui en partie rattaché au nôtre où s'exprime un dilemme majeur : celui des femmes piégées entre un patriarcat qui les étouffe et le modèle capitaliste censé pouvoir les en affranchir.
L'Oeuvre de Woolf est entrée dans le domaine public en 2012, ce qui nous permet aujourd'hui de proposer ce texte essentiel dans une nouvelle traduction de Jean-Yves Cotté, qui poursuit là son travail entamé avec Une pièce à soi. Ici encore, c'est une édition annotée et commentée qui vous est proposée pour pouvoir disposer pour la première fois de ce texte dans des versions couplées numérique et papier en français. Jane Walker l'a écrit dans une lettre envoyée à Virginia Woolf en septembre 1938 : « Trois guinées devrait être entre les mains de toute créature de langue anglaise, homme ou femme ». Jean-Yves Cotté nous guide pour élargir cette recommandation au-delà de la seule langue anglaise.
Melville savait-il, écrivant Bartleby, l'immense destin de son copiste ? Aborder un texte dont on sait qu'il a basculé la littérature tout entière, en tout cas un siècle et demi de littérature...
"Ou bien : n'est-ce pas notre propre histoire, mais notre histoire tout entière, celle des grandes villes dont Manhattan est l'emblème, celle de l'holocauste et ces silhouettes réduites à l'infini silence, et tous les fouilleurs de littérature qui, comme Franz Kafka, ont ajouté à Bartleby des frères puînés, qui ont donné après coup (pour reprendre le titre de Blanchot) sa vraie dimension à Bartleby ?
De bout en bout, c'est un récit de la mort, sur la mort, avec mort autant qu'un récit sur la ville, et une définitive allégorie sur la vie de bureau - ce que nous portons de mort en nous, que nous nions et qui nous emporte. Bartleby ne serait pas cet universel sinon. Mais c'est précisément ce qu'on ne peut nommer, et qu'il faut aborder par des figures. C'est cela, peut-être, qu'on nomme littérature.
Alors, quand toute cette machine est prête sous vos doigts, qu'on les entend crier dans leur marmite, qu'on voit la ville et qu'on s'en remémore les odeurs, alors oui se risquer à disparaître dans l'écart des deux langues, s'effacer pour traduire - comme raconter, au mot à mot, mais attentifs d'abord à la marche narrative, aux strates, aux jeux, aux images si étonnement visuelles - quand bien même la fenêtre ne donne que sur le mur de briques noircies. Attentifs aux attentes, aux lourdeurs, aux virages, aux reflets, aux coups. Et tout aussi bien à la mince figure abstraite, au milieu, omniprésente, et qui avale tout le reste. Raconter, parce qu'on nous raconte.
Aimer Melville, aimer New York. Craindre Bartleby.
On sait que ce texte surgit comme d'un champ de ruines. Un jeune type dégingandé de 22 ans, qui a raté ses études, y compris le sacrifice fait par sa famille qui voulait l'envoyer faire médecine en France, qui vient de perdre sa mère d'un cancer mais a été mis au ban de sa famille pour avoir refusé toute prière ou simagrée religieuse, qui s'adonne à la boisson et préfère surtout chanter comme ténor, ce qui ne nourrit pas.
Dans cette crise, la légende veut qu'il rédige en un jour l'esquisse de ce portrait où tout se fait sur le mode autobiographique, mais détourné, et la langue prise dans le déferlement joyeux qui sera plus tard la marque du "Finnegan's Wake".
Destin bousculé aussi pour le manuscrit, réécrit depuis l'exil à Trieste, entre pauvreté et boisson, puis détruit lors d'une dispute conjugale, il paraîtra en 1915 en revue, et l'année suivante en livre. Il est l'atelier par où s'amorce l'explosion de Joyce. En restant au plus près de la matière autobiographique, le collège jésuite de ses apprentissages, une mise à nu insolente, presque dadaïste si le rapprochement n'était pas si incongru, de la bonne vieille société irlandaise. Un geste libre, qu'il nous faut réapprendre à considérer depuis tout ce que nous avons appris depuis lors des possibles excès de la littérature.
The whisperer in the night. Un des plus grands Lovecraft, de ceux qui envahissent insidieusement les perceptions inconscientes.
Tout commence par de brutales inondations dans les zones sauvages et reculées du Vermont montagneux. Le mot essentiel du récit c'est "things", des "choses", mais le mot partout récurrent dans le récit passera sans cesse des êtres mystérieux à ses acceptions courantes.
Comme toujours dans Lovecraft, le combat c'est avec la fiction elle-même. Non seulement la variation de tous les registres de style dans la correspondance du narrateur avec le personnage central, Henry Akeley, mais l'usurpation de son identité.
Et, comme dans tout grand Lovecraft, prendre à bras le corps la modernité scientifique. Et, magie ultime de prestidigitateur, le récit est censé se passer un an avant son écriture - entre temps, on a découvert Pluton, alors le récit embauche à son profit cette découverte pas encore faite, et qui viendra corroborer la peur et l'étrange.
Maison solitaire, chirurgie spéciale, combats dans la nuit - tout vient ici, feutré, sous les pages. Mais il est bien réel qu'à l'été 1928 Lovecraft fit lui-même un voyage dans le Vermont et y fut accueilli chez un de ses compagnons nouvellistes des Weird Tales. Alors qu'elles sont belles, ces pages du voyage réel, en train puis en voiture (la voiture elle aussi son rôle, comme le téléphone et les horaires de train), de Boston jusqu'aux montagnes.
Dans cette dernie re pie ce qu'Euripide consacre a Dionysos, dans la « modernite » voulue de l'oeuvre s'affirme l'homologie entre l'expe rience dionysiaque et la repre sentation tragique. Si le drame des Bacchantes re ve le, a travers l'e piphanie de Dionysos, la dimension tragique de la vie humaine, il fait aussi, en « purifiant » cette terreur et cette pitie que provoque l'imitation sur sce ne des actions divines, briller aux yeux de tous les spectateurs le ganos, l'e clat joyeux et brillant de l'art, de la fe te, du jeu : ce ganos que Dionysos a le privile ge de dispenser ici-bas et qui, comme un rayon venu d'ailleurs, transfigure le morne paysage de l'existence quotidienne.
S'il est mort, pourquoi revient-il si souvent ?
Les absents, ce sont encore les présents qui les situent le mieux. Théo est de ceux-là. Enfant, il a perdu son père. Vingt ans plus tard, ce deuil refait surface, après le retour soudain d'une vieille connaissance. A priori, les immeubles haussmanniens, le souvenir d'un père, les barricades révolutionnaires et le navire naufragé du commandant Charcot n'ont rien en commun. Mais pourquoi pas ?
Loin de mener une enquête rigoureuse, mais en acceptant de se mettre en quête de ses origines et de son passé, Théo imagine des vies qui ne sont pas les siennes, mais qui sont connectées, de près ou de loin, à son état présent. Ainsi s'assemblent peu à peu les pièces d'un puzzle qui n'appartient qu'à lui, et s'adresse à chacun.
Après L'épaisseur du trait, entre l'Est parisien et le Finistère, Antonin Crenn poursuit son exploration des espaces et des lignes de fuite. Avec Les présents, il explore une dimension supplémentaire : le temps.
Il marche, comme nombre d'hommes et de femmes migrant d'une frontière à l'autre, la perte de ses papiers d'identité le confine à l'errance. Qui est-il, où va-t-il, quel est son nom pour commencer ? Mystère. Voilà à quoi l'on est réduit aux yeux de l'administration : quelques dates, un coup de tampon, un nom. Une empreinte. Mais la vie, la singularité d'un être, sa sensibilité, ce n'est pas réductible à ces quelques données. Ça déborde.
C'est le point de départ de cette enquête qui nous mènera hors des sentiers battus de notre époque, et de la parole : une crue intérieure qui pousse le corps à se mouvoir. De là à arpenter le monde par son envers, tâcher de retrouver un nom qu'on a perdu, vivre au niveau du sol avec comme seuls compagnons les ami·es de passage et les rats, il n'y a qu'un pas. Et tant d'autres.
Dans ce roman résolument politique, poétique, qui sait placer lecteurs et lectrices à la place de l'autre, qui mesure l'écart entre les mondes autant qu'entre les langues, se dessine peu à peu la figure du fantôme nuisible en quoi notre glaciale époque peut potentiellement métamorphoser tout un chacun au premier soubresaut géopolitique venu : d'un côté pas vraiment immigré, de l'autre pas tout à fait émigré. Quelque chose entre les deux. Une sorte d'Ulysse cherchant non pas à retourner chez lui mais en. Un emmigré.
Au bout de la jetée : la fin du voyage, le domaine que j'aurais voulu sans partage, de l'eau, des bêtes marines, des oiseaux et de la sauvagine. Sur cette frontière, un cyclope, le phare des Onglous, veille de son oeil rouge le Canal du Midi et mon étang de Thau. Au loin, la colline de Sète allume ses milliers de lanternes et les vagues se brisent à nos pieds sur les rochers. Du haut de mes vingt ans, me voilà chef de bande : à ma gauche Aristide, le géant simplet, qui m'est tombé dans les bras comme un grand gamin quand le vieux Manuel s'est pendu ; à ma droite, Malika, notre lionne boiteuse, notre amoureuse, arrivée sans crier gare et chamboulant notre fragile équilibre. Ça sonne paisible, mais dans la nuit habitée de la lagune, autour de notre cabane de bric et de broc, un monstre rôde et des gamines s'évaporent dans la nature...
Dramaturge, metteuse en sce ne et re alisatrice, la carioca Christiane Jatahy est devenue, avec sa compagnie Ve rtice de teatro, une figure singulie re et tre s importante de la sce ne bre silienne, et maintenant internationale. Il nous a semble important de mieux faire de couvrir son travail, en proposant avec ce volume une premie re approche de sa de marche et de ses cre ations. Ce livre re unit pour cela un texte du spe cialiste du the a tre contemporain bre silien Jose Da Costa, « The a tre et recherche artistique chez Christiane Jatahy », qui constitue une introduction a son parcours et a son esthe tique ; un entretien entre Jose Da Costa et Christiane Jatahy, « Une toile sur le quotidien » ; et un texte de Christiane Jatahy elle-me me sur son travail, « Ligne te nue entre re alite et fiction ». A ces textes s'ajoutent les fiches artistiques des cre ations de la metteuse en sce ne et de nombreuses photographies de ses spectacles. L'espace du commun Le the a tre de Christiane Jatahy entend ainsi faire apparai tre les enjeux esthe tiques, mais aussi politiques et humains, qui traversent ce the a tre singulier et marquant, ce the a tre « du commun » a tous les sens du terme. CT
Comme une suite de poèmes vocalisés par une ballerine voyageuse, « Alger céleste » trace une cartographie intime entre est et ouest, sud et nord, air et terre, Russie et Algérie, personnages de contes et héros nationaux. Délimitation d'un territoire reçu dans l'enfance puis réinventé par les mots. Ce qu'ils contiennent de distances et de rapprochements, de jeux et d'étrangeté au passage d'une langue vers l'autre, Katia Bouchoueva, poète et slameuse, sait le faire entendre et résonner.
Qui est Robin Sonntag ? Informaticien au sein d'une société secrète, il oeuvre à sauvegarder les savoirs de l'humanité via un réseau d'algorithmes répartis sur des millions d'ordinateurs et d'appareils domestiques.
Qui est Alice Barlow ? Celle que Robin ne parvient pas à oublier, et qu'il ne veut pas souiller de sa virilité toxique. Ne pouvant couper aucun pont avec elle dans ce monde hyperconnecté, une idée lui est venue : celle de détruire Internet pour ne plus avoir de lien, même potentiel, avec elle...
Dans ce roman d'un nouveau genre, capable à la fois de faire chanter les protocoles régissant les réseaux immatériels et suivre le cheminement des données giclant de câble en câble, Joachim Séné réalise dans l'écosystème littéraire ce que tout un chacun expérimente en ligne : il fait oeuvre de navigation. Dystopie au présent, L'homme heureux synthétise le meilleur et le pire du web encapsulés sous la forme d'un roman à flux tendu qui "écrit les âges sombre du futur avec des bâtons de bergers étrusques".
Quel est le nom de cette ville qui brûle en moi ? Que ce soit lors de ses errances citadines, ses voyages souterrains ou hors la ville, Christophe Grossi aime observer ce qui nous relie ou nous oppose. Au fil des rencontres fugaces ou vivaces, des moments de tension ou d'apaisement, il s'interroge sur notre présence au monde, notre immobilité en mouvement et nos désirs de fuir. Si la ville fascine, elle peut griser aussi. Et dans nos va-et-vient, comment habiter les lieux traversés, quel que ce soit le mode de transport choisi ?Dans ce récit qui procède par fragments, où les voix convergent et se complètent, une galerie de portraits se construit. Une nouvelle carte apparaît, faite d'itinéraires réels ou imaginaires, le long desquels les absents hantent les vivants. Et chaque trajectoire prend la forme d'un possible soubresaut. La ville soûle n'est pas un récit de voyage au sens propre : c'est une métamorphose.
Vendange 1960.
Le soleil se couche rouge. Le conteur, Mô, un gamin de douze ans à la langue bien pendue, entêté comme personne, démêle les fils d'un polar haletant, labyrinthe en forme de cauchemar éveillé. Avec son ami Aristide, géant microcéphale à cervelle de moineau, et sa bande de gosses effrontés, il rôde dans le noir et s'interroge : qui a tué la belle Meneuse ?
La horde poussiéreuse des vendangeurs, hantée de dangereux secrets, suit les sillons que creuse le sang dans les vignes. Dans le marais et sur l'île interdite, quand survient la nuit, veillent les sentinelles aux crânes de morts. Mais quel est donc cet étrange endroit où règne le réalisme magique ?
Découvrez l'ethnographie sanglante d'un microcosme sudiste et le début d'un long conte noir, l'enfance d'une vie : la Saga de Mô.
Ce volume est le premier d'une série de six titres, à la croisée du polar et du fantastique.
Reposant sur une divergence de notre Histoire, l'uchronie nous raconte un autre passe, tel qu'il aurait pu etre, tel qu'il n'a pas ete. Que se serait-il passe si Alexandre le Grand avait affronte Rome ? Si les habitants d'Amerique avaient traverse l'Atlantique avant les Europeens ? Si Louis XVI avait domine la Revolution francaise ? Si Napoleon III etait mort assassine en 1858 ? Si l'Allemagne avait attaque le France en 1905 ? Si le chemin de fer avait ete invente apres l'automobile ? L'uchronie est devenue un genre majeur des litteratures de l'imaginaire. Une autre histoire du monde explore les sources du genre uchronique, presentant treize textes couvrant 2500 ans d'uchronies de l'Antiquite jusqu'aux annees 1930. Quatre de ces textes sont reveles pour la premiere fois.
Quand votre maison n'existait que par intermittences, comment faisiez-vous des projets d'avenir ? Le petit monde d'Alexandre, c'est son appartement, son quartier, son lycée, ses tableaux, ses amis. Mais il vit dans un Paris qui nous échappe, un Paris en deux dimensions tel qu'on peut le représenter sur un plan. Il s'en accoutume bien, même si la vie quotidienne de part et d'autres des pliures est parfois compliquée. Pour autant, quelque chose brûle en Alexandre. Y-a-t-il autre chose à attendre du monde ? Comment se situer dans un environnement sans horizon ? Dans une ville en mouvement instable, il s'en remet aux espaces et aux lignes de fuite pour faire l'apprentissage de sa propre ligne de vie. Adepte des formes courtes, Antonin Crenn réalise avec L'épaisseur du trait une aventure de grande ampleur. Dans la douceur et la sensualité des gestes, des regards, des architectures, il réenchante le thème du passage à l'âge adulte sous la forme d'un conte urbain à géométrie variable.
On aime se rappeler les temps anciens où l'on croyait encore aux apparitions. Elles auraient eu lieu, à quelques mètres près, toujours au même endroit, au bord du canal qui longe le village.Au canal, on y va comme d'autres iraient de l'autre côté du miroir, avec l'idée de se rapprocher des zones troubles de la vie. C'est là, aux lisières des forêts, à la surface des eaux, dans ces interstices où prennent racine les contes, que la fiction s'instaure.Dans ce roman de l'ombre qui fait de la lumière l'enjeu de toute chose, Marie-Laure Hurault fait de chaque scène un tableau. Tout au long de ce périple, les montages photographiques de Frédéric Khodja font plus qu'accompagner le récit : ils tissent un réseau de perspectives et de correspondances qui mettent l'espace à la jonction des regards.Récit de violences, récit de douceur, récit des limbes à mesure qu'on les sonde, Au canal est peut-être l'expression littéraire la plus proche d'un cinéma recomposé par l'écriture. Doublé d'une invitation à se perdre, et par là-même à se trouver.
Découvrir les poèmes de Fabrizia Ramondino tels que les a traduits Emanuela Schiano di Pepe, c'est tomber sous un charme, celui d'une langue concrète, une langue qui s'est déplacée pour donner à voir et à entendre depuis un angle intime et hors du commun. Fabrizia Ramondino s'attache à la forme des choses mais elle creuse aussi au-dedans, d'une façon à la fois psychique et photographique. Ces poèmes (d'un état, d'un souvenir, d'un lieu) parviennent à accompagner et à révéler la sensibilité de l'auteure avec une netteté remarquable. C'est là leur plus grande force.
Francesca Ramondino reçoit le prix Pasolini en 2004 pour l'anthologie dont est tiré ce recueil. C'est la première fois que ses poèmes paraissent en français.
C'est par le refrain de Charles Trenet, Douce France, que Katia Bouchoueva nous fait entrer dans ce nouveau recueil. Depuis ce leitmotiv elle esquisse un panorama très situé, dans un territoire tantôt urbain, tantôt campagnard où se croise une foule éclectique : des personnes, des voix, des êtres protecteurs aux noms d'animaux, des lieux arpentés comme des corps accueillants, des strophes aux accents de contes. Mais cette douceur, qui est pour l'auteure attachée à la France, montre aussi son revers tyrannique par petites touches sur ces tranches de vie. Ainsi, le vers très libre et vivant de Katia Bouchoueva nous emmène par bonds, par sauts, en visite, dessinant les contours de son espace de jeu avec la langue et brodant sur la chanson sa propre ritournelle.
« J'ai re^ve´ que Jean Paulhan avouait sur un plateau te´le´vise´ qu'il avait cre´e´ de toutes pie`ces le personnage de Maurice Blanchot comme incarnation de tout ce que repre´sentait la litte´rature d'apre`s-guerre : personnage kafkai¨en, ubiquiste et cantonne´ en permanence a` une chambre d'e´criture/ lecture («une espe`ce de chambre d'e´cho», disait-il). Oui c'e´tait lui, et un petit comite´ d'e´crivains trie´s sur le volet, qui avaient re´dige´ L'entretien infini, L'attente l'oubli ou La folie du jour. Si au de´part il e´tait quasiment seul, l'e´criture est devenu de plus en plus collective au fil du temps, ce qui rendait la syntaxe (notamment) si singulie`re et l'emprise si importante. Nous e´tions dans le bureau de la rue ex-Se´bastien Bottin. Il avait un gecko sur le revers de costume et trempait de temps en temps le bout de ses doigts dans un bocal d'eau verte. ».
Livre hybride, entre lecture et e´criture, essai osant parfois sa part de fiction, l'enque^te de Benoi^t Vincent vise a` sonder l'incertitude voire l'ambivalence dans la production contemporaine de ces dernie`res de´cennies. En un mot, l'inquie´tude. Car la litte´rature inquie`te, dans toutes les porosite´s des deux versants d'une me^me pie`ce : lire & e´crire.
En marge des e´claircissements acade´miques ge´ne´ralement propres a` la critique, La litte´rature inquie`te se plonge dans les eaux profondes, suppose´ment obscures, des e´critures d'aujourd'hui, en traversant entre autres les territoires d'Arno Bertina, Franc¸ois Bon, Nicole Caligaris, Italo Calvino, Patrick Chatelier, Claro, Emmanuel Delaplanche, Re´gis Jauffret, Pierre Senges, Enrique Vila-Matas, Guillaume Vissac ou Antoine Volodine. Le tout sous les figures tute´laires que sont Paulhan, Blanchot, des Fore^ts et Quignard.
Tous les enjeux de l'épopée comme matière première des peuples sont présents dans les luttes actuelles à l'aube des bouleversements climatiques. Le langage, la poésie ont certainement un rôle à y jouer. Tout comme la musique, mise à l'honneur dans cette deuxième édition de Climats que prolonge une lecture de l'auteur accompagné par Fred Wallich et Philippe Saliceti : de quoi faire revenir le poème aux accords qui l'ont porté ces dernières années dans un nombre important de rencontres et de performances, rendant hommage à la part collective des échanges.
Car dans Climats, les forces à l'oeuvre sont plurielles : les lois de la physique et la chimie des atmosphères sont les magies de notre temps ; les scientifiques nos sages ; les victimes de Katrina le choeur des sacrifiés d'hier ; les peuples en résistance contre les puissants les héros anonymes qui nous montrent la voie, pendant que les planètes voisines, aux noms de dieux romains oubliés, nous offrent un aperçu de notre avenir si nous ne faisons rien pour remédier au pire. D'autres horizons s'offrent à nous, néanmoins. Qui sait l'utopie est même permise. Bien sûr que c'est possible, nous rappelle l'épopée. L'air est la lumière. Et le monde est sensible.
Hymne insurrectionnel, de ceux qui précèdent l'action et l'accompagnent. Claude Vercey, revue Décharge Nous sommes pris dans un flux où l'histoire et l'épopée se mêlent pour donner à entendre un chant singulier. (Sylvie Durbec, Cahiers critiques de poésie)
L'histoire commence toujours apre s la fin : on le sait bien. C'est donc au lendemain que commence la pie ce : lendemain de fe te et de liesse, 13 juillet 1998, un pays ce le bre une victoire sportive comme jadis une conque te militaire, dans l'illusion d'une union qu'on pre tend sacre e. Sadwell Hall, lui, a choisi cette nuit pour disparai tre. On est le lendemain de ce myste re autour duquel s'agre gent les e nigmes, et d'abord celle-ci : qui est-il ? On sait seulement qu'il a disparu, et cela suffit pour commencer l'histoire.
Lendemain s'ouvre comme une enque te policie re, mais c'est une fausse piste c'est d'autres disparitions qui surtout ouvriront la pie ce en mille directions. Les repe res se brouillent, et ce de cor de re cit policier se re ve le biento t pour ce qu'il est : un de cor pour des figures en attente d'une histoire, des ombres pleines de nous-me mes, tout un the a tre qui se replie sur notre pre sent.
Car ce qu'on lit peu a peu, imperceptiblement, semble une traverse e du the a tre et de notre e poque, double traverse e l'un par l'autre, et l'une par l'autre de visage e. Pie ce de tous les the a tres, et the a tre qui met en pie ces l'e criture me me du the a tre, Lendemain posse de souffle romanesque et lance es lyriques dans une e paisseur qui met au de fi la sce ne de s'en emparer.
Il faudrait une nuit de the a tre, dit son auteur. On se re veillerait le lendemain, avec cette histoire traverse e joyeusement et terriblement, ces the a tres qui implosent et ces e tres qui cherchent dans la nuit a disparai tre pour renai tre. On serait apre s. On serait maintenant. Dans cette course ample a travers les deux dernie res de cennies, Joseph Danan dessine une ge ne alogie de nos secousses pre sentes, ces terreurs et ces joies qui signent notre appartenance a ces jours, ou les Coupes du Monde de football sont nos e ve nements historiques, qui scandent de sormais notre rapport au temps presque autant que des attentats : ou depuis vingt-ans, rien ne semble avoir eu lieu que cette imminence dont le texte porte la charge et accomplit.
Et dans l'e criture qui vient porter le fer aux conventions, sociales, politiques, the a trales, une manie re a la fois de s'affronter au pre sent, et un geste qui voudrait de border notre e poque par elle-me me. Puis dans ce geste, on entend ce qui sourd, est latent, tacite, un soule vement possible (et face au refus de faire « miroiter les diffe rentes facettes du cauchemar », une fac on de le de visager, de lui faire face, aussi).
« Toujours nous serons les habitants de ce lendemain / inhabitable », dit l'Auteur dans la cinquie me partie de la pie ce peut-e tre faut-il le croire, et venir peupler ce qui se le ve autour de nous a mesure que, lisant, nous faisons l'exploration de ce temps impossible qui est le no tre.
L'une d'entre nous a fui. L'une d'entre nous a profité du sommeil de l'homme pour partir. Nous étions alors toutes cette fille qui fuyait comme une bête. Qui qu'elle soit, d'où qu'elle vienne, elle doit maintenant s'en sortir seule. La voici en proie aux violences de la ville, à l'ivresse, à la prostitution. Dans la rue, tout est à réapprendre : comment interagir et avec qui, où se trouver un abri, comment s'alimenter, savoir se tenir chaud... Les regards se posent sur elle, certains plus à craindre que d'autres. Son nouveau territoire se dévoile. Jusqu'où peut-il s'étendre ? À la rue ? Au quartier ? Au monde dans son ensemble ? Si jeune et déjà sa survie se joue là, sous des yeux qui savent ne pas la voir. Mais aussi la vie tout court, soufflant le chaud et le froid, l'extase et le dégoût, l'angoisse des nuits et la beauté de l'aube, chaque jour recommencée. En quelques deux cent pages d'une rare intensité, Fanny Garin parvient à nous remettre le coeur à sa place.
« Il faut être bref, que la pensée coure, qu'elle ne s'embarrasse pas de mots trop pesants qui fatiguent l'oreille. Et il faut un ton grave parfois, drôle le plus souvent, parler comme à la tribune, et l'instant d'après comme un poète, plaisanter par moment comme en société, en gardant ses forces en réserve, en les atténuant exprès. Le rire fait plus que la violence. Mieux qu'elle, le plus souvent, il permet de trancher les questions importantes. » Horace touche à l'ordre du monde par l'intime, par le visage, par le travers et le caractère. Ce faisant, c'est toutes les questions graves, du pouvoir, de la connaissance qui tremblent sur leurs bases.
Danielle Carles a fait de sa retraduction un fascinant travail web, mêlant 4 couches - texte latin original, traduction, notes techniques, critiques et historiques sur cette traduction, et son propre commentaire littéraire, philologique mais libre. Alors lire (ou relire, on est gentil) Horace c'est le prendre de plein fouet, plein plaisir, et comme s'il nous parlait d'aujourd'hui.
Et un bel enjeu, pour nos appareils numériques, de restituer cette démarche...
FB